Belle de jour (French Edition)

Un balancier soumis à une oscillation brutale exécute aussitôt un mouvement compensatoire. Il en était ainsi du cœur de Séverine : il s'élançait vers Pierre avec une ardeur d'autant plus fatale qu'il l'avait mieux et plus bassement oublié.

« Elle cherche quelqu'un qui lui explique », pensa distraitement Séverine, « pourquoi elle appartient à tous lorsqu'elle aime un seul. »

Déjà se pénétraient, se liaient, son personnage habituel et l'être qui se réveillait en elle avec toute la vigueur que donne un long sommeil.

Jamais elle n'eût cru que la voix aimable de Mme Anaïs pût prendre une expression si inflexible, ni que son visage clair pût devenir soudain impérieux jusqu'à la cruauté. Mais ce n'était pas de peur ou de révolte qu'avait frémi le corps de Séverine, c'était d'un sentiment qu'elle découvrait et qui la traversait de part en part délicieusement, misér

Allait-on lui interdire cet appartement dont elle avait rêvé ainsi que d'un ignoble paradis ? Où irait-elle nourrir cette faim qu'elle avait crue éteinte et qui s'était révélée plus insatiable encore par le goût qu'elle avait pris d'un aliment corrompu

Ce que j'ai tenté avec Belle de Jour, c'est de montrer le divorce terrible entre le cœur et la chair, entre un vrai, immense et tendre amour et l'exigence implacable des sens. Ce conflit, à quelques rares exceptions près, chaque homme, chaque femme qui aime longtemps, le porte en soi. Il est perçu ou non, il déchire ou il sommeille, mais il existe.

Après des semaines de torture et presque de démence, elle se comprenait et le double affreux qui l'avait régie dans l'épouvante et les ténèbres se résorbait en elle. Forte et sereine, elle retrouvait son unité. Puisque le destin ne permettait pas qu'elle reçût de Pierre le don que des inconnus grossiers lui apportaient, qu'y pouvait-elle ? Fallait-

Ce ne fut pas de la reconnaissance qu'éprouva Pierre mais le sentiment d'être coupable. Ainsi que tous les hommes délicats et forts lorsqu'ils aiment, il était fait de telle sorte que le moindre soin de Séverine à son égard lui apparaissait comme une faute commise par lui envers elle.

Cependant l'aspect de la salle où ils pénétrèrent la rassura. Comme tous ceux qui ignorent la vie secrète de Paris, Séverine, parce que ses compagnons étaient en marge de la société, croyait qu'ils ne vivaient que dans des coupe-gorge.